La culture chassée des rues (article de la fin des années 80)

Les chanteurs, musiciens et artistes de rue sont toujours en butte à un arrêté municipal totalement réactionnaire qui interdit toute forme d'expression musicale dans les rues de Lyon, au mépris d'un arrêt du Conseil d'Etat. Le chanteur de rue Jean-Marc Le Bihan en fait souvent les frais : Lyon tolère de plus en plus mal l'expression qui vient de la rue.

A la faveur de la crise sociale, les manifestants sont de plus en plus nombreux à descendre dans la rue, l'un des derniers lieux d'expression démocratique. A l'exception de ces parenthèses contestataires très réglementées, la rue reste la chasse gardée des commerçants, déballant terrasses et braderies en tout genre. Mais au sein de cet espace public, les artistes de rue trouvent de moins en moins leur place. "Chansonniers, musiciens itinérants, nous sommes peu nombreux à Lyon, estime Jean-Marc Le Bihan, chanteur de rue. La répression est assez sourde mais bien réelle et de plus en plus forte".
Barbe, cheveux en bataille et oeil rond, Jean-Marc Le Bihan est, avec André Bonhomme, une figure quasi historique de la culture de rue. Poète et chanteur libertaire, il n'a jamais accepté que pour se faire respecter l'artiste doive s'enfermer dans une salle et faire payer l'entrée. Depuis 20 ans la rue est sa vocation, les passants son auditoire de prédilection et l'insurrection sa mission. Le titre de son dernier tour de chant donne le ton : "Pour en finir avec la grande sieste", un pamphlet carabiné contre le maire de Lyon. "Barre n'est pas un économiste, c'est un mensonge social ; ça, un chansonnier a le droit et le devoir de le dire, donc je persiste et signe", explique-t-il. Celui que les services préfectoraux appellent du doux nom d'"émeutier professionnel" brave sans cesse les interdictions, et prévient calmement : "Toute démocratie qui interdit une expression de rue a peur d'elle-même".

Interdits tous azimuts
Que dire alors de la Ville de Lyon ! L'arrêté municipal du 23 mai 1977 stipule en effet sans détour que sont interdites sur les voies piétonnes, outre la mendicité sous toutes ses formes, "les exclamations par suite de rassemblements et les expressions musicales de quelque nature que ce soit"(1). Rarement municipalité se fend dans ce domaine d'une interdiction aussi générale et absolue : on se souvient d'ailleurs du tollé général qu'avaient suscité les seuls arrêtés interdisant la mendicité dans plusieurs villes du sud de la France cet été. Qui plus est, l'arrêté municipal de 1977 frise aujourd'hui l'illégalité. Un arrêt du Conseil d'Etat en date du 4 mai 1984 précise en effet que l'autorité de police ne peut pas "légalement édicter une mesure d'interdiction générale et permanente des activités musicales et des attractions de toute nature, applicable sous la seule réserve de dérogations trop limitatives". Le Conseil d'Etat note également que la liberté d'expression peut être mise en cause puisque "la rue n'est pas seulement une voie de circulation. Elle est aussi le siège d'une vie sociale". En dépit de cet arrêt qui vaut jurisprudence, la municipalité n'a jamais voulu revenir sur cette interdiction. Même en 1986, quand Jean-Marc Le Bihan, sévèrement molesté par la police, engage une grève de la faim pour réclamer l'abrogation de l'arrêté municipal, la Ville ne cède pas. Une simple note appelant à "une plus grande tolérance" fait le tour des services municipaux, puis Jean-Marc Le Bihan obtient l'autorisation tacite de la police de chanter place Bellecour. "Depuis Barre, c'est fini", corrige le chansonnier, qui note un durcissement sensible ces deux dernières années. Une chappe de plomb semble être tombée sur les rues lyonnaises "On ne supporte plus l'opposition, on cherche un consensus qui écrase tout", commente Le Bihan, pour qui la fête de la musique n'est qu'un "alibi pour faire croire que la musique existe dans la rue". "La rue c'est trop galère ; les commerçants râlent et on se fait dégager très vite. Il vaut mieux essayer les bistrots, même si c'est difficile là aussi", raconte un jeune musicien lassé de jouer au chat et à la souris avec la police. Car se faire interpeller par les agents de police peut coûter cher : de 600F pour tapage diurne à 3 mois de prison avec sursis pour outrage ou rébellion à agent si l'on s'obstine à jouer. "De toute façon, ça finit toujours par 48h en garde à vue ; c'est un recul dingue des libertés", commente Jean-Marc Le Bihan.

Solidarité et incivilités
Du côté de l'Hôtel de Ville, on plaide pour la tranquillité publique : "Dans la mesure où cela n'entra”ne pas une gêne pour le voisinage, il n'y a pas de problème, assure Jean-François Mermet. La notion même de chanteur de rue n'a jamais fait l'objet de contraintes ; en général, il n'y a pas d'intervention directe et une bonne tolérance du problème", poursuit l'adjoint à la sécurité et à la police. Pourtant, Jean-François Mermet avoue apporter une grande attention au développement de ce que l'on appelle les "incivilités", ces atteintes à l'ordre et à la morale civique qui ne relèvent pas de la loi pénale. "L'incivilité est de façon générale en très forte augmentation ; on observe de plus en plus de comportements désordonnés et sauvages, mais aussi des dégradations de biens et de voitures", remarque l'adjoint au maire de Lyon. La crise sociale entra”ne une vigilance accrue, voire une crispation des pouvoirs publics dont pâtissent les artistes de rue. Ce sont pourtant eux qui sont en première ligne pour prendre le pouls de la société. "La grande cassure sociale a commencé dans les années 84, mais je perçois depuis 4 ans une grande douleur dans la rue : les gens pleurent, sont mal, ne savent pas où aller ; cette détresse crée une vraie tension", explique Le Bihan. La rue pourrait être un formidable régulateur, lieu d'échanges et de solidarité, ouvert à la spontanéité, à la discussion et à la création. A Lyon, on n'y consent que lors d'événements très autorisés et très préparés comme le défilé de la Biennale de la danse. Pour le reste, les formes d'expression plus contestataires et spontanées sont interdites par l'un des arrêtés les plus réactionnaires de France.

Anne-Caroline Jambaud

 


 

   

 

 

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